Comment l'Église a inventé la religion

L’Église n’a pas seulement diffusé la religion : elle l’a inventée. Mais pour quoi faire, au juste ?

snooze
7 min ⋅ 12/11/2025

Bonjour tout le monde 👋

C’est Romain de snooze, le mail qui essaye, tous les quinze jours, de secouer un peu nos mythes collectifs.

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Aujourd’hui, on va parler d’un sujet aussi immense que souvent mal compris : l’Église et la religion.

D’où est parti ce snooze ?

Instinctivement, je me suis toujours dit que la religion était vieille comme le monde, que toutes les civilisations avaient cru à quelque chose de plus grand qu’elles. Certains vestiges vieux de plusieurs millénaires avant notre ère témoignent d’ailleurs de ces pratiques spirituelles.

Je me disais que la religion était, en quelque sorte, née naturellement de la foi des hommes, comme une réponse universelle au besoin de sens.

Et qu’en Europe, sa principale incarnation avait été le christianisme, fondé il y a deux mille ans sur la parole d’un homme : Jésus-Christ.

C’est à cette histoire-là (celle de l’Église chrétienne) que je vais m’intéresser aujourd’hui, non pas parce qu’elle serait la seule ou la plus “vraie”, mais parce qu’elle a façonné en profondeur notre manière de penser. Pendant près de deux mille ans, l’Église a imposé sa vision du monde, au point d’influer sur ce que nous appelons aujourd’hui la religion.

Et c’est là que des questions ont commencé à se poser.

Comment cette prise de pouvoir a-t-elle été possible ? Quel était le projet, au juste ?

Et si la religion n’avait pas “toujours existé” ? Et si l’Église n’avait pas prolongé la parole de Jésus, mais l’avait retournée à d’autres fins ?

Comment un mouvement né il y a deux mille ans d’un message de pauvreté, d’amour du prochain et de désobéissance a-t-il pu devenir l’un des plus puissants outils de domination et de contrôle de l’histoire ?

🎢 C’est parti pour un snooze pas très catholique.

Avant l’Église, est-ce que la religion existait ?

Évidemment, vous allez me dire.

“De tout temps”, pour reprendre la formule qui fait bondir les preuves d'histoire-géo, les hommes ont cru à quelque chose. Des esprits, des démons, des fées, des ancêtres, des idoles… difficile de nier que les sociétés anciennes cherchaient à comprendre l’ordre du monde, et surtout à composer avec lui.

Au début, il s’agissait sans doute d’animisme, d’un monde peuplé d’âmes et de forces invisibles.
Puis sont venus les dieux, nombreux, changeants, capricieux.

Durant l'Antiquité, la plupart des peuples étaient polythéistes : Romains, Grecs, Slaves, Celtes, Égyptiens…

Mais leur rapport au sacré était incomparable avec celui que nous avons hérité du christianisme :

C’est une religion sans révélation, sans livres révélés, sans dogmes et sans orthodoxie. L’exigence centrale est plutôt celle de l’orthopraxie, de l’exécution correcte des rites prescrits. (…) Il n’existait aucun autre dogme que l’obligation rituelle, les individus jouissaient d’une entière liberté pour penser les dieux, la religion et le monde. C’est donc une religion qui dissocie croyance explicite et pratique religieuse. C’est une religion sans initiation ni enseignement. 
John Scheid, La religion des Romains (2019)

Les anciens ne cherchaient donc pas à imposer leur foi, ni même à défendre une vérité contre d’autres. L’idée même qu’il puisse exister une seule religion “vraie” leur aurait semblé absurde.

Les peuples polythéistes se faisaient même un plaisir d'adopter les dieux des peuples conquis ou voisins. Le culte de Cybèle fut par exemple introduit à Rome, en 205 av. J.-C., à la fin de la seconde guerre punique.

Le mot religieux n’avait finalement pas du tout le même sens qu’aujourd’hui. Il ne désignait pas une foi ou une relation à Dieu, mais le respect dû à ce qui relie les hommes entre eux.

On se devait d’avoir des “sentiments religieux” envers ses parents, ses amis, c’est-à-dire du soin dans la relation.

Être religieux, c’était être attentif au lien.

À cette époque, on priait comme on semait ou comme on festoyait : pour maintenir l’harmonie entre les hommes, la nature et les dieux.

Quand l’empire devient Église

Les choses changent lorsque la religion devient, en Europe, un moyen de rafistoler un empire en péril, de renforcer le pouvoir des empereurs.

C’est ce qu’il va se passer au IVe siècle.

Je vous explique.

Un empire, c’est une machine à unifier. Il ne reconnaît aucune souveraineté en dehors de la sienne : pas de frontières, pas d’égaux, seulement des confins. Tout ce qui se trouve au-delà n’est pas un autre monde, mais un territoire à soumettre.

Au début, cette unité se construit par la force. Les légions soumettent les peuples, lèvent l’impôt, imposent la paix. Et cette paix se vend comme une promesse : celle d’un ordre supérieur, d’un monde pacifié où chacun trouve sa place sous l’autorité de la capitale impériale.

Mais plus l’empire s’étend, plus il s’épuise. Les marges deviennent ingouvernables, les dépenses militaires explosent, la richesse remonte vers la capitale et la périphérie s’affaiblit.

D’après l’historien Gabriel Martinez Gros, c’est dans ces moments de bascule que naissent les grandes religions universelles : le bouddhisme après les Han en Chine, l’islam après les califats islamiques, le christianisme dans la traîne de Rome.

Une identité nouvelle, universelle et pacifiée à la mesure des foules immenses et d’origines de plus en plus indistinctes de l’empire, une construction de mots et de savoirs puisque le temps des armes et du commandement est passé. Une caste de clercs remplace un peuple d’officiers. La mémoire glorieuse des cités belliqueuses du temps des Royaumes combattants s’efface au profit de valeurs sédentaires pour la première fois ouvertement proclamées et qu’on tiendra désormais, et jusqu’à nos jours, pour « religieuses ».
Gabriel Martinez Gros, La traîne des empires (2022)

Au IVᵉ siècle, quand l’empire romain chancelle, Constantin comprend qu’il peut en sauver l’idée en la transférant sur un autre plan : le plan spirituel. Il se convertit alors au christianisme.

La conversion de Constantin par Rubens (1622)La conversion de Constantin par Rubens (1622)

Même si les chrétiens sont minoritaires dans l’empire, le christianisme lui offre ce que les dieux anciens ne garantissent plus : un récit universel capable de rallier un empire éclaté.

Constantin se place au sommet de cette pyramide. Il arbitre les conflits internes (schisme donatiste), convoque le concile de Nicée (325), impose un credo commun, fixe la date de Pâques et celle de Noël.

On considère généralement que l'apparition du christianisme a signé la fin de l’Empire romain. C'est exactement l’inverse. Au IVe siècle, au moment où il commence en apparence à décliner, l'Empire romain trouve une nouvelle jeunesse avec la conversion de l'empereur Constantin. L'Église chrétienne, et plus particulièrement le catholicisme romain et son souverain pontife vont transposer, dans univers spirituel, le culte profane de l'empereur.
Pacôme Thiellement, L’Empire n’a jamais pris fin (2024)

Ainsi, l’Église chrétienne ne vient pas remplacer Rome : elle en prolonge la logique. Même hiérarchie, même culte du centre, même obsession de l’unité.

Comment l’Église a réécrit l’histoire

Mais comment en est-on arrivé là ? Parce que le message de Jésus, à l’origine, n’avait rien d’un programme de gouvernement.

Loin de là…

Je ne vais pas me lancer dans l'exégèse des textes fondateurs du christianisme ni revenir sur la vie de Jésus mais on peut quand même se mettre d’accord sur le caractère révolutionnaire de la parole de Jésus à son époque.

Aujourd’hui, on le traiterait peut-être de woke alors je vous laisse imaginer ce qu’on pouvait en dire en Galilée il y a 2000 ans…

D’ailleurs, il ne faudra pas longtemps pour qu’elles commencent à être transformées.

Dans les lettres que Paul de Tarse adresse à différentes communautés chrétiennes du Ier siècle et qui font maintenant partie du Nouveau Testament, “Saint-Paul”…

Plus grand chose à voir avec la parole de Jésus.

On voit poindre tout autre chose. L’idée d’une Église hiérarchisée qui ne souhaite plus vraiment propager la paix, l’amour et l’égalité et la libération de la femme mais plutôt l’autorité, le contrôle et la soumission à un pouvoir centralisé.

Les siècles suivants parachèvent le travail. Les conciles successifs cherchent à uniformiser la croyance, à éliminer les divergences : date et lieu de naissance de Jésus (il serait né entre 9 et 2 avant lui-même et la date du 25 décembre n’a été fixé qu’au IVᵉ siècle pour coïncider avec une fête romaine), “virginité” de Marie,(à la base, les Évangiles mentionnent plusieurs frères et sœurs de Jésus)…

À force de conciles, de traductions et de compromis, le message est transformé, l’histoire et la parole de Jésus se fige en doctrine puis disparaît complètement.

L’invention de la religion

Une fois le récit fixé, il ne restait plus qu’à le défendre. Et l’Église s’en est chargée.

Pendant plus d’un millénaire, elle a œuvré pour qu’aucune autre histoire, aucune autre lecture, ne soit possible. Tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, tentaient de retrouver le souffle originel du message de Jésus ont été réduits au silence.

Les Cathares, au XIIIᵉ siècle, en sont l’exemple le plus tragique. Ils prêchaient une Église sans hiérarchie, sans richesse, proche des premiers disciples.

  • un seul sacrement reçu librement et en connaissance de cause ;

  • le refus de la peine de mort et de la propriété privée ;

  • la lecture de l’Évangile en langue vernaculaire et la méfiance envers les bâtiments d’Église et le culte des reliques.

Ils rejettent le baptême des nourrissons (faute de consentement), la transsubstantiation, le mariage comme sacrement, la médiation des saints : toute la machinerie sacramentelle qui faisait tourner l’Église médiévale.

En clair, ils ne contestent pas Jésus, ils contestent l’institution qui s’est construite sur son dos.

Alors en 1209, l’Église lance une croisade contre les cathares et extermine plus de 20 000 personnes. Des villes sont rasées et des bûchers sont dressés à Montségur, Béziers ou Carcassonne.

Dans la foulée, l’Inquisition est créée, le crime d’hérésie devient le crime absolu et la répression s’étend à la pensée. L’Église contrôle les livres, les universités, les traductions, les écoles, les bibliothèques…

La quasi-totalité de la production intellectuelle occidentale est alors concentrée entre les mains du clergé.

Ce pouvoir sur la pensée n’a guère d’équivalent avant les monarchies absolues ou les dictatures modernes. Il repose sur la même logique : celle d’un système centralisé, autoritaire, dirigé par un chef unique, le pape, chargé de définir le vrai, le faux, le bien, le mal.

L’Église contrôle tout et se bat contre les hérésies internes.

Mais, au XVIᵉ siècle, un événement change tout : la découverte du Nouveau Monde.

Pour la première fois, l’Europe chrétienne se retrouve face à des peuples qui ne connaissent ni la Bible, ni Jésus, ni l’Église. Et une question vertigineuse se pose : qui sont ces hommes ? Ont-ils une âme ? Ont-ils, eux aussi, une foi, des rites, une “religion” ?

Je vous recommande le film "La Controverse de Valladolid" (1992) qui revient sur ce fameux débatJe vous recommande le film "La Controverse de Valladolid" (1992) qui revient sur ce fameux débat

C’est en cherchant à nommer ces pratiques étrangères que les missionnaires vont donner au concept de “religion” son sens moderne : un mot utilisé dorénavant pour comparer, hiérarchiser pas seulement les religions entre elles mais également les humains :

L’autre résultat considérable et le moins contestable est évident : imposer partout la notion de religion comme norme unique, transhistorique et universelle, tout en évaluant simultanément les autres en fonction de cette norme. (…) Cela signifie, au premier degré, que la religion devient sinon l’unique, en tout cas le critère d’humanité par excellence et surtout, au second degré, que l’Occident s’arroge le privilège insensé de dire qui mérite d’être appelé homme.
Daniel Dubuisson, L'invention des religions (2019)

Je comprends mieux maintenant le malaise que je ressens chaque fois que j’entre dans une église : à la fois oppressé par l’étalage du pouvoir (les dorures, les ors, les statues monumentales) et touché par ce type, seul, cloué sur sa croix au fond.

Je serai curieux de voir la réaction de Jésus aujourd’hui en découvrant l’histoire de l’Église qui porte son nom, devenu un objet de domination et même d’opression.

Conclusion

Bref le discours de l’Église me semble tout simplement incompatible avec la parole originelle de Jésus. Derrière le vernis de foi, il y a eu un renversement complet du sens : le message d’émancipation est devenu un instrument de soumission.

Je n’invente rien evidemment, de nombreuses voix ont tenté de rétablir la vérité. Les Cathares, bien-sûr, mais aussi Rousseau, qui appelait de ses vœux une religion “sans temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale”, ou encore Tolstoï, qui déploraitcombien l’Église officielle avait dénaturé les principes du Christ”.

On pourrait penser que la religion n’a plus ce pouvoir aujourd’hui. Que le recul de l’Église, la sécularisation, la fin du sacré ont résolu le problème.

Mais le vide laissé n’est pas resté vide.

D’autres croyances ont pris le relais. Nous croyons maintenant au progrès, à la croissance, aux marchés. Nous croyons, depuis les Lumières, qu’en maîtrisant les éléments, le climat, la nature, nous pouvons faire advenir le paradis sur terre.

Mais en voulant réaliser le ciel sur la terre, nous sommes en train de la détruire.

Certains disent que la religion est une solution.

Peut-être alors qu’il faut revenir au mot “religion” dans son sens antique : le lien. L’attention à l’autre, à la nature, au vivant. Et voir, dans les paroles de Jésus, des Cathares, de Rousseau ou de Tolstoï, une source possible d’inspiration, croyants ou non.

Mais méfions-nous de ceux qui brandissent aujourd’hui la “défense de la civilisation judéo-chrétienne”, ce sont ceux qui sont “pour l’Église et contre le Christ”.

Ils ne défendent pas la foi : ils défendent les trônes. Ils seront toujours du côté des puissants et des oppresseurs.

snooze

Par Romain David

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