#28 - Le temps c'est de l'argent ?

Pourquoi et comment ce récit plus que discutable s'est imposé dans le monde moderne ?

snooze
7 min ⋅ 01/08/2025

Hello les amis👋,

C’est Romain de snooze.

Tous les 15 jours, snooze essaye de déconstruire un mythe, un grand récit de notre société.

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Pour nous autres modernes, chaque minute de notre journée coûte cher.

On doit être le plus productif possible, le plus efficace. Optimiser son emploi du temps. Rentabiliser sa pause déjeuner. Transformer le moindre temps mort en opportunité.

On ne compte plus les livres de développement personnel, les applis, les coachs, qui sont là pour nous le rappeler.

Même le temps libre — celui des loisirs, des vacances, des week-ends — doit être rentabilisé. Il faut "profiter à fond", partir loin, multiplier les expériences, cocher des cases sur sa bucket list

Instinctivement, on pense que le temps est une donnée physique, fixe, universelle — comme la gravité — et que notre seul pouvoir, c’est d’en tirer le meilleur parti.

Mais si, en réalité, le temps était une construction sociale, une fiction ?

Si ce sentiment d’accélération, cette pression constante venait moins du temps lui-même que du regard que notre société pose sur lui ?

On arrête tout, on réfléchit, c'est parti !

Sommaire

  1. Le temps, mille façons de le vivre

  2. Quand le temps est devenu mesurable

  3. Le temps des machines

  4. Courir sur un escalier qui descend

  5. Et si on changeait de tempo ?


Le temps, mille façons de le vivre

L’Homme n’a pas toujours eu la même expérience du temps au cours de l’histoire.

L’historien français François Hartog a travaillé sur les “régimes d'historicité” : les “expériences sensibles du rapport au temps” de différentes civilisations et sociétés.

Par exemple :

  • Pour les Grecs anciens, le temps n'était pas une succession d'évènements, mais plutôt un cycle immuable régi par le Destin, où le passé héroïque et divin servait de modèle pour comprendre et interpréter le présent et le futur.

  • Pour les chrétiens du Moyen-Âge, le temps était structuré autour de l'attente du retour du Christ et du Jugement dernier, une temporalité linéaire mais suspendue entre le passé de l'Incarnation et un futur apocalyptique.

  • Pour les modernes, le temps s’oriente vers l'avenir, avec une forte croyance dans le progrès et la capacité de l'homme à maîtriser son destin à travers la science, la technique et la raison.

  • Pour les contemporains, après la Seconde Guerre mondiale, cette vision optimiste s'effrite au profit d'un "présentisme" où le futur n'est plus porteur d'espoir et où le présent devient l'horizon dominant, caractérisé par l'urgence et l'immédiateté.

Ces exemples sont tirés de l'histoire du monde occidental. Il en reste quelques bribes dans notre perception des choses.

Généralement, nous pensons au temps comme à une ligne, une frise chronologique : on naît, on vieillit, on meurt. Cette vision part du “je”, de mon histoire, de mon corps.

Mais dès qu’on change un peu d’échelle, les choses changent.

Regardez un arbre, par exemple. Quand on le regarde, on ne se dit pas : “ah il doit avoir 14 ou 15 ans.

On se dit plutôt : “ah le printemps est en retard cette année”.

On touche alors du doigt une autre façon d’expérimenter le temps, non plus un temps qui passe, mais un temps qui revient.

Chez les Hopis, un peuple amérindien d’Amérique du Nord étudié par l’anthropologue américain Edward T. Hall, le temps ne s’additionne pas comme des années qu’on empilerait, il revient. Comme les saisons.

Pour les Hopis, l’été (comme toutes les saisons) n’est pas un nom mais un adjectif. Ce n’est pas une durée mesurable, c’est une qualité du moment présent.

Alors d’où vient le fait que nous occidentaux, on pense le temps comme une frise, un calendrier, un agenda ?

À quel moment a-t-on commencé à découper les heures, à mesurer les secondes, à faire du temps une unité de travail ?

Quand le temps est devenu mesurable

Pendant des siècles, nos ancêtres régulaient leur quotidien en fonction des cycles naturels, principalement celui du Soleil.

La fin du Moyen Âge marque une révolution profonde avec l'apparition des horloges mécaniques. Elles sont utilisées dans les monastères européens à partir du XIVe siècle pour imposer un rythme régulier à la vie sociale.

Cette invention va peu à peu devenir un symbole de pouvoir. Les riches marchands installent des horloges sur les beffrois des villes et les monarques en font construire sur leur palais, s'appropriant ainsi le contrôle et la diffusion du temps.

À Paris, le roi Charles V fait construire en 1370 une grande horloge sur son palais de l’île de la CitéÀ Paris, le roi Charles V fait construire en 1370 une grande horloge sur son palais de l’île de la Cité

Avec la révolution industrielle et l'essor des chemins de fer et du télégraphe, la précision dans la mesure du temps devient un impératif technique et économique. Les trains doivent partir et arriver à l'heure exacte, les communications doivent être synchronisées.

Comme pour l'automobile et l'avion, ce furent les classes les plus riches qui s'emparèrent d'abord de ce nouveau mécanisme et le vulgarisèrent. Elles le firent en partie parce que seules elles pouvaient l’acquérir et en partie parce que la nouvelle bourgeoisie est la première à découvrir, comme Franklin l'a exprimé plus tard, que le temps c'est de l'argent. Être aussi régulier qu'une horloge devint l'idéal bourgeois. La possession d'une montre fut longtemps le symbole du succès. Le rythme croissant de la civilisation augmenta la demande d'énergie. En retour, l'énergie accélérera le rythme.

Lewis Mumford, technique et civilisation (1934)

La société s'organise alors autour d'un temps mécanisé, standardisé, où chaque minute compte.

Cette conception du temps comme ressource précieuse à optimiser devient un pilier fondamental de l'organisation sociale et économique.

C’est d’abord l’ingénieur américain Frederick Taylor qui va chronométrer les tâches effectuées dans les usines pour faire passer les ouvriers d’une « allure lente ordinaire » à une « allure très rapide ».

Puis vient le fordisme : c’est dorénavant la tâche qui vient à l’ouvrier et non l’inverse.

Le travailleur doit suivre le temps de la machine, suivre la cadence.

Bien nommés “Temps modernes”, qui ont érigé la domination de la vitesse en modèle de vertu sociale.

Modernes, ceux qui savent tenir le rythme, accompagner la cadence.

Modernes, les prompts, les efficaces.

Laurent Vidal, Les hommes lents (2020)

Le temps économique s'impose face au temps physiologique.

Le temps des machines

Le pauvre Charlot avait déjà du mal à suivre le temps des machines mais aujourd’hui c’est impossible de suivre celui des ordinateurs.

Le trading à haute fréquence (exécution à grande vitesse de transactions financières faites par des algorithmes informatiques) représente plus de 80 % des transactions mondiales.

Durant les deux secondes que vous avez mis à lire la phrase précédente, un seul algorithme a été capable d’effectuer 2000 transactions financières sur les marchés boursiers.

« La limitation de la vitesse de la lumière devient gênante », déclarait Andrew Bach, responsable des services de réseau chez NYSE Euronext en 2011 au moment où un nouveau câble transatlantique permettant de réduire de 6 millisecondes le temps de transit entre Londres et New York était installé.

Le projet a couté 300 millions de dollars…

… pour gagner 6 millisecondes.

(ça fait 50 milliards de dollars la seconde !)

Aujourd’hui, on ne regarde plus les horloges sur les frontons des églises ou des gares, mais dans nos poches et sur nos bureaux, les ordinateurs sont synchronisés dans la même seconde.

Dans son article How Silicon Valley Sets Time (2018), Judy Wajcman montre que notre rapport au temps, en particulier dans le monde professionnel, est désormais largement façonné par les applications de calendrier.

Ces outils imposent une vision du temps comme ressource individuelle à optimiser. Leur interface en grille, divisée en plages horaires rigides, valorise les activités productives et mesurables, tout en rendant invisibles des dimensions essentielles comme le temps libre, le soin aux autres ou la pensée longue.

L'adoption généralisée des calendriers numériques fait écho à l'utilisation du chronomètre par Frederick Taylor pour réguler le travail il y a plus de cent ans. Cependant, les corps synchronisés à la vitesse des machines pouvaient alors clairement faire la distinction entre leur propre temps et celui de l'employeur. La connectivité mobile 24/7 a rendu ces frontières de plus en plus poreuses, car les préoccupations et les obligations professionnelles sont toujours présentes, à portée de main.

Judy Wajcman, How Silicon Valley Sets Time (2018)

Grâce à ces applis, collègues et managers peuvent surveiller comment chacun alloue son temps.

Courir sur un escalier qui descend

La société moderne n'a plus le temps de réfléchir, ni d'avoir un rythme à la mesure de l'homme. “C’est la colonisation du temps humain par le temps économique” dit Geneviève Azam dans le documentaire, L’urgence de ralentir (2014).

On s'aligne sur l'existence de choses inanimées, inertes ou intemporelles, 24h sur 24h, 7 jours sur 7 :

Au-delà de sa vacuité, l'expression figée "24/7" exprime une redondance statique qui élude tout rapport avec les textures rythmiques et périodiques de la vie humaine. (…) Il sonne toujours comme une réprimande et comme une réprobation à l'encontre de la faiblesse et des carences du temps humain, avec ses textures floues et sinueuses.

Jonathan Crary, 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil (2014)

Le temps économique est simplement devenu LE temps.

C’est par lui qu’on valorise les productifs et qu’on punit les paresseux (souvenez-vous de cet éboueur licencié après avoir été dénoncé sur les réseaux sociaux pour avoir fait une sieste).

Pensez à la montre de luxe comme symbole ultime du pouvoir du temps économique.

L’oisiveté est suspecte, le repos doit être mérité, les vacances doivent être productives. L’accélération est devenue la norme et la croissance, une nécessité vitale. Si l’on ralentit, tout menace de s’effondrer : la carrière, les revenus, la reconnaissance sociale.

C’est le fameux exemple de l’escalator descendant d’Hartmut Rosa :

Chaque année, nous devons courir de plus en plus vite, ne serait-ce que pour rester en place. ce n'est pas la soif d'obtenir encore plus, mais la peur d'avoir de moins en moins qui entretient le jeu de l'accroissement. Ça n'est jamais assez, non pas parce que nous sommes insatiables, mais parce que nous gravissons continuellement un escalier mécanique descendant: à chaque fois que nous marquons une pause ou que nous nous arrêtons, nous perdons du terrain.

Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible (2018)

Et si on changeait de tempo ?

Walter Benjamin raconte que pendant la Révolution de juillet 1830, “au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur des horloges”.

Sans aller jusqu’à détruire les horloges, de nombreuses grèves ont commencé par le ralentissement des cadences, de nombreux auteurs ont loué l’art de l’oisiveté, de la lenteur et de la paresse comme une résistance à une nouvelle tyrannie du temps économique.

La paresse, ce n'est ni la flemme, ni la mollesse, ni la dépression. La paresse, c'est tout autre chose : c'est se construire sa propre vie, son propre rythme, son rapport au temps — ne plus le subir. La paresse au XXI siècle c'est avoir du temps pour s'occuper de soi, des autres, de la planète: c'est se préoccuper enfin des choses essentielles a la bonne marche d'une société. C'est renoncer à l'individualisme, à l'égoïsme, à la destruction méthodique de notre planète. C'est ouvrir un espace; des espaces. C'est se poser. Et même se re-poser.

Hadrien Klent, Paresse pour tous (2021)

Des mouvements comme la slow food ou le slow tourisme ont émergé en réaction à cette frénésie. Ils réhabilitent un autre rapport au temps au risque parfois d’être récupérés et transformées en niches marketing faisant passer les injonctions d’efficacité sous un vernis de bien-être.

Pourquoi se résigner à tout sacrifier au temps économique ?

Nous sommes en jet lag permanent, en décalage horaire entre le tempo économique qui nous est imposé, le rythme naturel et le “temps juste” dont on a besoin pour transformer le monde.

En effet, la transition vers un monde plus durable, plus juste, plus vivable ne pourra pas se faire à la hâte, dans les logiques court-termistes de rendement et de profit.

Si on veut repenser la démocratie, tirer au sort des assemblées, décider collectivement de ce qu’on veut manger ou produire, tenir compte du temps long, considérer le vivant et les générations futures dans nos décisions…

Il faudra qu’on s’arrête.

C'est l'un de mes mots préférés en allemand, « aufhören», qui a un double sens. D'un côté, ce mot extraordinaire veut dire arrêter, cesser, stopper. De l'autre, il signifie tendre l'oreille : pendant que je suis en train de traiter ma liste de tâches et que je m'épuise dans l'immobilité fulgurante comme un hamster dans sa roue, je dresse l'oreille et j'écoute ce qui vient de l'extérieur, je me laisse appeler et atteindre par quelque chose d'autre, par une voix qui dit autre chose que ce qui est écrit sur ma liste de tâches, prévisible et toujours dans un rapport fonctionnel aux autres et aux choses.

Hartmut Rosa, Pourquoi la démocratie a besoin de la religion (2023)

Pour aller plus loin

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Romain

snooze

Par Romain David

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Je suis Romain, entrepreneur et créateur de Snooze. J’ai 40 ans et j’habite La Rochelle.

Avec snooze, je m’adresse à tous les esprits curieux et engagés, à ceux qui cherchent à comprendre les enjeux de notre temps et à envisager des alternatives.

Si vous vous intéressez à la transition écologique, à l'innovation sociale, ou simplement à des perspectives originales sur notre monde, Snooze est pour vous.

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