On croit pouvoir l’ignorer, mais 1200 fois par jour, elle infiltre notre esprit. Elle ne cherche même pas à nous convaincre, elle s’impose à nous. Sommes-nous vraiment libres d’y résister ?
Bonjour tout le monde 👋,
C’est Romain de snooze.
Tous les 15 jours, snooze essaye de déconstruire un mythe, un grand récit de notre société.
Tu peux aussi me suivre sur LinkedIn pour continuer la discussion.
Je sais pas si vous avez remarqué mais on a globalement tendance à voir la publicité d’un œil plutôt conciliant.
Il y a ces spots de notre enfance qui nous restent dans la tête, ces épisodes de Culture Pub qu’on regarde avec nostalgie, ces beaux livres sur l’histoire de la pub, et aussi il y a Mad Men qu’on adore binge-watcher.
On se dit que c’est un moyen de s’informer sur les nouveautés, de nous guider dans un marché foisonnant, d’accéder gratuitement à certains contenus et, il faut bien l’admettre, de nous faire marrer.
Certains vont même plus loin et parlent d’art et de pop culture…
Mais quel est vraiment le rôle de la publicité dans nos vies ? Est-elle un simple outil d’information et de divertissement ou joue-t-elle un rôle plus profond, plus insidieux ?
On aime à penser que notre esprit est suffisamment affûté pour conserver une distance par rapport aux messages publicitaires.
En sommes-nous si sûrs ?
La naissance du branding et l’évolution de la publicité
Manipulation et techniques d’influence publicitaire
L’impact de la publicité sur les enfants et la consommation nocive
Une omniprésence qui façonne notre imaginaire collectif
Jusqu’à la Révolution Industrielle, la portée de la publicité autour d’un produit ne dépassait pas vraiment la devanture de l’échoppe ou l’enseigne de l’atelier qui le fabriquait : “la Truie qui file”, “le sabot d'or”, “le chat qui pêche”…
Avec l’arrivée sur le marché de nouveaux produits comme la radio, le phonographe ou l’automobile, les publicitaires ont dû informer et convaincre les consommateurs que ces nouvelles solutions étaient dignes d’intérêt.
Mais ces inventions étaient totalement nouvelles et la publicité découlait naturellement du fait que ces marchés étaient en train de se créer.
Avec l’industrialisation, un nouveau problème s’est posé aux publicitaires. Comment différencier des produits uniformes arrivant en masse sur le marché ?
C’est la naissance de la marque et du “branding”.
Le premier rôle du branding fut d’accorder des noms propres à des marchandises génériques telles que le sucre, la farine, le savon et les céréales, qui, auparavant, étaient servis à la pelle, à même des barils, par les boutiquiers locaux.
Naomi Klein, No Logo (1999)
Dans No Logo, Naomi Klein explique que c’est en 1988 que le monde prend conscience de la valeur potentielle qu’une marque peut conférer.
Philip Morris rachète alors le géant de l’alimentaire Kraft pour 12,6 milliards de dollars. Seule explication au prix bien supérieur à la valeur théorique du groupe : la valeur de la marque.
La pub se détache au fur et à mesure de l’objet, de l’enseigne, de l’atelier pour rejoindre les hautes sphères de la marque et du rêve.
Nike, par exemple, arrête de vendre des chaussures et commence à vendre une vision du dépassement de soi, une promesse de victoire personnelle, une appartenance à une communauté où chaque effort est une affirmation de son identité.
Just Do It !
La publicité se découvre alors un nouveau pouvoir.
Les théories économiques lui attribuaient jusque là un simple rôle de répartition de la valeur. Les entreprises qui dépensaient beaucoup pouvaient éventuellement voler des parts de marché aux autres.
Dorénavant, la publicité sera capable de créer la demande, de faire naître de nouveaux marchés et de nouveaux besoins.
L’initiative de décider ce qui devra être produit n’appartient pas au consommateur souverain, lançant par la voie du marché les instructions qui soumettent en dernier ressort les mécanismes économiques à sa volonté. Elle émane plutôt de la grande organisation productrice qui tend à contrôler les marchés qu’elle est supposée servir et, à travers eux, à assujettir le consommateur aux besoins qui sont les siens.
John Kenneth Galbraith, Le nouvel Etat Industriel (1967)
Une étude récente a montré que le niveau de dépenses publicitaires observé en France a conduit à une augmentation cumulée sur 30 ans de la consommation des ménages de près de 5,3 % et du temps de travail de 6,5%.
Non seulement la publicité nous aide à choisir mais elle nous incite à acheter des choses qu’on n’achèterait pas sinon.
Comment est-ce que cela fonctionne exactement ?
Le système capitaliste étant un système productiviste, il faut bien que, pour que la croissance augmente, la production augmente et donc que la consommation augmente.
Dans les années 1920, Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, est l’un des premiers à théoriser ce système d’influence. Il vend ses services aux capitaines d’industrie, qui commencent à comprendre l’importance de manipuler les masses pour les inciter à acheter leurs produits.
Prenons un exemple.
En 1929, le président de l'American Tobacco déplore le fait que les femmes ne fument pas assez. Il contacte Bernays.
Bernays demande à sa secrétaire de rassembler des femmes lors du défilé de la parade de Pâques à New York et leur demande d’allumer une cigarette à un moment précis. Il avait préalablement contacté la presse en disant que des militantes pour le droit des femmes allaient allumer les “torches de la liberté”.
“Torches of Freedom”, 1929
Cette mise en scène, largement médiatisée, a amorcé une transformation de fond dans le marché du tabac. Autrefois, considéré comme vulgaire pour une femme, la cigarette est au contraire devenue un symbole de résistance et d’émancipation.
En l’espace d’une décennie, la part des femmes parmi les consommateurs est passée de 5 % à plus de 30 %.
La minorité a découvert qu'elle pouvait influencer la majorité dans le sens de ses intérêts. Il est désormais possible de modeler l'opinion des masses pour les convaincre d'engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue. Étant donné la structure actuelle de la société, cette pratique est inévitable. De nos jours la propagande intervient nécessairement dans tout ce qui a un peu d'importance sur le plan social, que ce soit dans le domaine de la politique ou de la finance, de l'industrie, de l'agriculture, de la charité ou de l'enseignement. La propagande est l'organe exécutif du gouvernement invisible.
Edward Bernays, Propaganda (1928)
Ces techniques d’influence et de manipulation sont abondamment utilisées par les publicitaires.
Pour faire émerger les émotions voulues, la publicité joue par exemple sur :
l’autorité : crédibiliser un message en abusant des figures d’experts (d’ailleurs, 82% des “experts” dans les publicités sont des hommes) ou d’affirmations pseudo-scientifiques (“Actimel renforce vos défenses naturelles.”)
Les mots : jeux de mots, associations d’idées, clichés… des figures de style utilisées pour déclencher des déclics et susciter des sentiments. («Il est fou Afflelou, il est fou !»)
Nos perceptions : musiques, couleurs, odeurs… autant de stimuli qui court-circuitent notre raisonnement rationnel pour provoquer des émotions. (Pendant Roland Garros, Perrier diffuse toutes les 10 minutes un "Pschit ! Haaaaa !" pour donner soif à tout le monde)
La démagogie : flatter les convictions morales majoritaires sans jamais les heurter (« McDonalds, Venez comme vous êtes »).
L’identification : mettre en scène des situations et des personnages auxquels nous pouvons/voulons nous identifier. (“Axe, plus t’en mets, plus t’en as”)
La répétition : marteler un message jusqu’à ce que notre cerveau l’imprime, qu’on le veuille ou non (« Carglass répare, Carglass remplace »).
Nos références culturelles : s’appuyer sur des éléments culturels partagés – musique, art, cinéma, littérature – pour créer un sentiment de familiarité et d’adhésion instinctive (“Barilla, Et l’Italie est là.”)
L’humour : faire rire pour mieux faire adhérer (« Et la marmotte, elle met le chocolat dans le papier d’alu »).
Ces techniques sont d’autant plus efficaces qu’il est plus facile de faire naître un désir que de le combler. La publicité est passée maître dans l’art de vendre du rêve, la frustration qui en découle est le “double effet kiss cool” qui permet au désir de se renouveler.
Et alors me direz-vous ?
Ce petit exercice de manipulation se fait entre adultes consentants, “c’est le jeu” pourrait-on dire.
Mais en fait, c’est problématique pour deux raisons.
La première c’est que les enfants sont les premières victimes des publicitaires.
Les jeunes enfants ne peuvent pas comprendre ce qu’est la publicité. Avant 8 ans, un enfant ne distingue pas une publicité d’un programme normal.
Or, un enfant qui regarde en moyenne la télévision 3 h par jour est exposé à plus de 100 000 spots publicitaires avant son 12e anniversaire.
Les enfants sont des cibles d’autant plus intéressantes qu’ils sont de bons prescripteurs d’achat auprès des parents. 76% des demandes ou des achats faits par les enfants de 4 à 10 ans sont en lien avec une publicité.
On garde également un attachement à vie avec les marques qu’on a aimées enfant (75% des marques découvertes avant l’âge de 15 ans restent les favorites à l’âge adulte).
La seconde raison, c’est que le gros des budgets va aux produits les plus nocifs.
C’est évidemment vrai pour les enfants (les pubs pour des produits Nutri-Score D et E représentaient 53,3 % des publicités alimentaires vues par les enfants en 2018) mais pas seulement.
Sur les 4 millions d’entreprise en France, 500 monopolisent plus de 65% du marché et les 31 plus gros annonceurs représentent 20% des dépenses globales.
De quelles pubs parle-t-on ?
Toujours selon l’institut Veblen, 5 secteurs seulement - transports, alimentation, boissons, toilette-beauté et habillement – concentrent 80 % des dépenses.
La plupart du temps c’est pour promouvoir des produits mauvais pour la santé (fast foods, soda, alcool…) ou pour la planète (SUV, avions, fast fashion…).
Et pour être le plus vendeur possible, la publicité masque également l'origine des matières premières, les conditions de fabrication et déconnecte finalement l’acte d’achat de ses conséquences réelles.
Donc oui, nous avons peut-être tous conscience d’être un peu manipulés par les publicitaires quand on regarde leurs pub (à la différence de nos enfants) mais il ne faut pas oublier qu’on est aussi manipulé par le fait que ce sont toujours les mêmes types de produits qui nous sont montrés.
Ce n’est pas seulement le message des publicités qui influence nos choix, c’est aussi la sélection des produits mis en avant : ceux qui ont les moyens d’inonder l’espace publicitaire façonnent notre imaginaire et nos habitudes de consommation en nous exposant en permanence aux mêmes catégories de biens, souvent nocifs pour la santé et la planète.
Chaque jour, on est exposé à près de 1 200 messages publicitaires.
La pub a petit à petit envahi tous les espaces disponibles : murs, vitrines, trottoirs, mobiliers urbains, échafaudages, couloirs de métro, cartes magnétiques, pelouses de stade, écrans de smartphone, sacs à pain, tickets de caisse, playlists, notifications push, fonds d’écran, films…
Photo by Joshua Earle on Unsplash
24h/24, elle impose son imaginaire et ses clichés.
L’association Entreprises pour l’environnement (EpE) a identifié dix stéréotypes véhiculés par les publicités (notamment la représentation des modes de transport à fort empreinte carbone, l’“autosolisme”, les plages au bout du monde…).
Mais celui qui a le plus d’impact est, de loin, celui du bonheur par la consommation.
Extrait de “Quelle publicité pour un bonheur sobre et désirable”, Fondation pour la Nature et l’Homme
Nous vivons dans un monde dans lequel nous sommes, en permanence, harcelés par des messages publicitaires qui nous expliquent comment mener nos vies.
Il serait présomptueux de considérer que ceci ne nous influence pas.
Ces messages sont omniprésents, indiscutables et impossibles à questionner.
Finalement, la publicité a aujourd’hui le monopole du sens dans nos sociétés. C’est à elle qu’on a confié le rôle de nous éclairer, de nous guider sur notre façon de vivre, d’élever des enfants, de se déplacer ou d’être heureux.
Bien sûr il y aussi des livres, des films qui pourraient jouer ce rôle, mais face aux 1200 messages publicitaires par jour, les autres formes de discours collectifs proposant du sens sont inaudibles.
Les mots d’Annie Ernaux témoignent de cet emprise :
L’imagination commerciale était sans bornes. Elle annexait à son profit tous les langages, écologique, psychologique, se parait d'humanisme et de justice sociale, nous enjoignait de « lutter tous ensemble contre la vie chère », prescrivait : « faites-vous plaisir », « faites des affaires ». Elle ordonnait la célébration des fêtes traditionnelles, Noël et la Saint-Valentin, accompagnait le ramadan. Elle était une morale, une philosophie, la forme incontestée de nos existences. La vie. La vraie. Auchan.
Annie Ernaux, Les années (2008)
En bref, on peut raisonnablement affirmer que la publicité, par un matraquage massif et des techniques de manipulation bien rodées, façonne notre imaginaire, monopolise le sens dans nos sociétés et impose un mode de vie centré sur des produits souvent nocifs.
La publicité, un des plus grands maux de ce temps, insulte nos regards, falsifie toutes les épithètes, gâte les paysages, corrompt toute qualité et toute critique, exploite l’arbre, le roc, le monument et confond sur les pages que vomissent les machines, l’assassin, la victime, le héros, le centenaire du jour et l’enfant martyr.
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel (1931)
En 2019, la Convention Citoyenne pour le Climat avait proposé d’interdire la publicité des produits les plus émetteurs de GES et de réguler les autres pubs pour limiter fortement les incitations quotidiennes et non-choisies à la consommation.
En 2015, Grenoble est devenue la première ville européenne à bannir la publicité de son espace public.
Finalement, qu’est ce que ça changerait si la publicité disparaissait complètement ?
Certes, certains business models devraient s’adapter (notamment dans les media) mais il y aurait aussi moins de panneaux lumineux, des programmes tv plus courts, des magazines avec moins de papier, des rues sans affiche, des transports en commun sans écran, moins de consommation électrique, moins de spams, des sites web plus légers, un espace public rendu aux citoyens, des produits moins chers…
Serait-on plus malheureux ? Peut-on faire autrement ?
Prier instamment les citoyens d’agir contre le CO2, d’isoler leur maison, de baisser leur thermostat, de mettre un gros pull, de prendre un peu moins la voiture, de marcher un peu plus, de passer les vacances à la maison, d’acheter des produits locaux, toutes ces demandes resteront inaudibles ou seront rejetées comme de la manipulation tant que tous les messages relatifs à la consommation iront dans la direction opposée.
Tim Jackson, Prosperité sans croissance (2009)
Quelques épisodes précédents pour compléter la réflexion si le coeur vous en dit :
Comment les publicités ont façonné notre vision des vacances et du voyage ?
Comment le développement personnel relaie les injonctions publicitaires à être heureux ?
Comment le culte de la performance est-il devenu une injonction ?
Comment la publicité a fait de la consommation un statut social ?
Comment la publicité a relayé les clichés masculins autour de la viande et du boeuf ?
Naomi Klein, No Logo (1999)
John Kenneth Galbraith, Le nouvel Etat Industriel (1967)
Edward Bernays, Propaganda (1928)
Annie Ernaux, Les années (2008)
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel (1931)
Tim Jackson, Prosperité sans croissance (2009)
Avec plaisir, j’ai besoin de toi pour cliquer sur 🤍, t’abonner ou partager cet article. Ça m’aide beaucoup à faire connaître mon travail.
À très vite 👋,
Romain