Comprendre l’origine de l’école pour questionner ce qu’on lui demande aujourd’hui.
Bonjour tout le monde 👋,
C’est Romain de snooze.
Tous les 15 jours, snooze essaye de déconstruire un mythe, un grand récit de notre société.
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L’éducation est la première préoccupation des Français. C’est aussi le premier budget de l’État, et le premier employeur de France, avec plus d’un million de personnes concernées.
Et pourtant, personne ne semble satisfait.
Elle serait trop laxiste, inefficace, dépassée, déclassée… Tous les ministres veulent la réformer, on brandit le classement PISA comme preuve du déclin, on propose de remettre l’uniforme à l’école (alors qu’il n’a jamais été obligatoire)…
Bien entendu, on peut couper court aux critiques les plus injustes :
Non, les enseignants ne sont pas massivement absents : en 2022, ils ont été absents en moyenne 11,6 jours, contre 11,7 dans le privé.
Non, ils ne travaillent pas à mi-temps : en moyenne, un professeur travaille autour de 40 heures par semaine.
Mais le malaise demeure. Quelque chose ne fonctionne plus. Et personne ne semble comprendre pourquoi.
Peut-être qu’il faut revenir aux questions fondamentales et oser interroger l’école et son but ?
Pourquoi l’école est-elle née ? Dans quel but a-t-on commencé à éduquer les jeunes de manière collective, encadrée, obligatoire ?
À quoi était-elle censée servir et que lui demande-t-on aujourd’hui ?
Apprendre avant l’école
La conquête spirituelle par l’école
L’émancipation rêvée des Lumières et de la Révolution
L’école de l’ordre
Mais alors pourquoi envoie-t-on nos enfants à l’école ?
Conclusion
Avant l’école, les savoirs se transmettaient par l’imitation du geste et par la parole. Une fois autonomes, les plus jeunes accompagnaient leurs aînés et apprenaient à faire et à vivre à leur côté.
Directement introduit dans la vie adulte, on leur confiait des tâches adaptées à leur âge ou à leur taille.
L’école n’existait pas, le concept d’éducation n’existait pas, et même celui d’enfant, au sens moderne, n’existait pas. Il n’y avait pas de sas avant la vie adulte, pas de simulation où l’on s’exerce à grandir avec des ciseaux à bouts ronds qui ne coupent pas encore.
L’apprentissage était un processus continu. C’est sans découpe nette entre le temps de l’éducation et celui de l’existence que les humains ont grandi pendant des millénaires.
Durant l’Antiquité, on trouve bien des formes d’enseignement organisées. Mais l’éducation des jeunes (pourvu que ce soient des garçons nés libres et riches) était prise en charge par les famille et reposait sur un idéal : former des citoyens vertueux, capables de débattre, de gouverner, de servir la cité.
Avec la christianisation de l’Europe, à partir du VIe siècle, les évêques créent des écoles rattachées aux cathédrales et les monastères deviennent des lieux de copie, de prière et de transmission.
École monastique, artiste inconnu
Le savoir reste rare, sacré et réservé aux moines.
Au XVIe siècle, avec la Réforme protestante, la lecture de la Bible devient un impératif spirituel.
Mais encore faut-il savoir lire. Qu’à cela ne tienne :
Il nous faut en tous lieux des écoles pour nos filles et nos garçons.
Martin Luther aux magistrats des villes allemandes (1524)
L’école s’étend, en théorie, à l’ensemble du peuple croyant et la réponse catholique ne se fait pas attendre.
Pour régner sur la foi des hommes et des femmes, les jésuites fondent des collèges avec une pédagogie rigoureuse.
C’est dans ces collèges jésuites que pour la première fois apparaissent les classes d’âge, la compétition entre élèves, les emplois du temps fixes, les programmes et l’attrait pour les textes anciens.
La méthode pédagogique jésuite (Ratio studorium) expliquée dans l’Incroyable histoire de l’éducation, Jean-Yves Seguy et Eva Rollin (2024)
Les fondements de l’organisation scolaire moderne trouvent donc leur source dans cette contre-offensive religieuse, où l’éducation devient à la fois un outil de formatage des esprits et un modèle reproductible à grande échelle.
Une forme d’école structurée, hiérarchisée, centrée sur la discipline, la performance et la répétition conçue non pour émanciper, mais pour affermir la foi, l’ordre, et l’obéissance.
Avec la Révolution française, un nouveau principe émerge : l’éducation n’est plus affaire de clergé, mais responsabilité de l’État.
Il est bien étrange que, depuis qu'on se mêle d'élever des enfants, on ait imaginé d'autres instruments pour les conduire que l'émulation, la jalousie, l'envie, la vanité, la vile crainte.
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation (1762)
Inspiré par Rousseau et contre l’héritage jésuite, contre les dogmes religieux, les révolutionnaires veulent instruire le peuple, éclairer les consciences, former des citoyens.
Les écoles centrales, imaginées par Joseph Lakanal sont, de ce point de vue, très innovantes : pas de classes fixes ni de programmes imposés, les élèves assistent librement à des conférences indépendantes, selon leurs centres d’intérêt.
L’école devient un espace de curiosité plus que de conformité. Environ 10 000 élèves fréquentent ces écoles centrales autour de l’an 1800 mais cette effervescence sera de courte durée.
Face aux expériences trop libres de la Révolution, Napoléon reprend la main. Il crée les lycées en 1802 qui sont des internats à encadrement militaire.
On y forme non pas des esprits critiques, mais des sujets loyaux, des soldats, des fonctionnaires fidèles.
Tout est organisé pour structurer, classer, contrôler.
L'université n'a pas seulement pour objet de former des orateurs et des savants. Avant tout, elle doit à l'empereur des sujets fidèles et dévoués.
Louis de Fontanes, Grand maître de l'Université (1811)
C’est un tournant autoritaire. L’école devient l’un des bras de l’État centralisé.
Après Napoléon, la Restauration relance la religion et la morale à l’école On n’apprend pas à penser, on apprend à se tenir. L’école est un outil de retour à l’ordre.
L’école est là pour calmer, civiliser, contenir.
Il ne fait pas de doute que de tous les moyens d'ordre intérieur, le plus puissant ne soit l'instruction générale. C'est une sorte de conscription intellectuelle et morale.
Victor Cousin
Dans une France en pleine industrialisation, il faut des ouvriers formés, des employés disciplinés, des cadres techniques. L’école apprend à lire, à écrire, à compter mais aussi à obéir et à s’insérer dans une hiérarchie.
Cette logique d’expansion ne s’arrête pas aux frontières.
L’école s’aligne aussi sur les besoins de l’empire colonial. Il faut justifier les conquêtes, former une opinion favorable à l’“œuvre civilisatrice”.
Je répète qu'il y a pour les races supérieures un droit, parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures...
Jules Ferry, à l’Assemblée Nationale (1885)
Jules Ferry
Jules Ferry est célébré comme le père de l’école publique, gratuite, laïque et obligatoire mais il ne faut pas oublier le contexte idéologique dans lequel cette école républicaine a été pensée : celui d’une France coloniale, conquérante, en compétition avec l’Allemagne, et soucieuse de forger des citoyens patriotes et productifs.
À la veille de la guerre de 14, on apprend à l'école la morale économique, la valeur travail, le roman national, la grandeur de la patrie et la justification d’une logique expansionniste.
L’école moderne, celle à laquelle on se réfère encore aujourd’hui, est l’héritière directe de ce modèle forgé à la fin du XIXe siècle.
Même si l’école est obligatoire en France, on peut s’interroger. Pourquoi y envoie-t-on nos enfants ? Quel est l’objectif de l’école et de l’éducation ?
C’est le fameux mythe méritocratique. Mais les enfants de cadres sup ont 80 fois plus de chances d’intégrer une grande école que ceux d’ouvriers. Le capital culturel, le carnet d’adresses, l’aide des parents, les attentes implicites : tout cela pèse bien plus que le reste.
Certaines familles privilégient le privé pour multiplier leurs chances mais ça ne change rien : une étude récente démontre que “une fois tenu compte des caractéristiques des élèves, les performances supérieures du privé peuvent s’interpréter en grande partie, sinon totalement, par l’environnement familial plus favorisé, en moyenne, des élèves qui le fréquentent.”
Statistiquement, plus que l’école, c’est bien l’origine sociale qui est déterminante dans la “réussite” matérielle des enfants.
J’imagine que ça devait être le but à l’origine mais maintenant que l’éducation s’est institutionnalisée, l’école est là pour distribuer les bons et les mauvais points. Si vous avez des bonnes notes et un diplôme vous entrez, sinon vous restez dehors.
La valeur d’un être scolarisé se mesure au nombre d’années et au coût des programmes qu’il a suivis. Enfin, si la loi ne force personne à conduire, elle contraint tout le monde à aller à l’école.
Ivan Illich, une société sans école (1970)
Aujourd’hui l’école sert surtout à distinguer ceux qui ont le brevet et ceux qui ne l’ont pas, ceux qui ont le bac et ceux qui ne l’ont pas, ceux qui ont un diplôme du supérieur et ceux qui n’en ont pas…
En fonction, certains métiers et certains postes deviennent inaccessibles.
Il me semble légitime de se poser la question : est-ce que l’école sert à instruire ou à trier ?
L’école n’enseigne pas le monde tel qu’il est mais seulement le monde tel qu’il fonctionne aujourd’hui.
Et cela se voit, pas tant dans les matières qu’elle enseigne mais surtout dans celles qu’elle n’enseigne pas.
Une étude récente montre ainsi qu'un enfant nord-américain entre 4 et 10 ans est capable de reconnaître et distinguer en un clin d'œil expert plus de mille logos de marques, mais n'est pas en mesure d'identifier les feuilles de dix plantes de sa région. La capacité de discrimination des formes et des styles d'existence des autres vivants est massivement redirigée vers les produits manufacturés, et cela se redouble d'une sensibilité très faible aux êtres qui peuplent avec nous la Terre.
Baptiste Morizot, Manières d’être vivant (2020)
L’artiste Toolate a récemment dénoncé, aux abords des écoles et parcs de Nice, le fait que les enfants connaissent mieux les marques que les arbres.
Les systèmes qu’on décortique sont ceux que l’Homme a créé de toute pièce.
Il n’y a pas de cours de science écologique pour comprendre les interdépendances entre les systèmes vivants, les cycles, les équilibres du monde naturel.
Des tests ont montré que les étudiants américains sont majoritairement incapables d'identifier une grande part des espèces végétales qui les entourent et n'ont même jamais entendu leur nom. Malgré de nombreuses années de leur vie passées à l'école, leur niveau de savoir est inférieur à celui d'un enfant amérindien non scolarisé de quatre ans au Mexique.
Charles Stépanoff, Attachements (2024)
Il n’y a pas de cours d’anthropologie pour découvrir les multiples manières d’habiter la Terre, les autres façons de vivre, d’organiser une société, de penser le temps ou le travail.
On place très vite les enfants dans une logique professionnelle. “Travaille bien à l’école si tu ne veux pas être au chômage plus tard”.
On apprend l’anglais et l’économie pour le business, on apprend les mathématiques pour la finance et l’histoire pour la culture générale, pour les notes, pour les diplômes…
L’éducation doit servir à former les enfants, à leur faire acquérir les trucs et astuces qui leur permettront de s'intégrer dans la chaîne de production : procédé inepte d’un point de vue humaniste, mais nécessaire pour qu’ils puissent exercer leur liberté dans la consommation, aux heures où ils sont libérés de leurs corvées.
Noam Chomsky, Pour un éducation humaniste (2010)
Mais est-ce que c’était l’objectif de départ ?
Est-on passé à côté du projet humaniste, du projet éducatif des Lumières :
Qu’on destine mon élève à l’épée, à l’église, au barreau, peu m’importe. Avant la vocation des parents, la nature l’appelle à la vie humaine. Vivre est le métier que je lui veux apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement homme.
Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou De l’éducation (1762)
A l’encontre de l’idéal d’origine, notre école a, historiquement, toujours poursuivi des buts précis : évangéliser les populations, contrôler les peuples révoltés, coloniser des pays du sud, faire naître des vocations patriotiques ou faire tourner l’économie.
Enfermés pendant des années dans un cadre rigide, en concurrence permanente, sans pouvoir choisir les sujets qui les animent, que retiennent les enfants de cette expérience ?
Quel rapport au travail, à la peur, à la soumission au temps contraint, au vivant, aux autres ?
Est-ce encore l’école qu’il nous faut ? Peut-elle encore répondre aux défis du monde qui vient ?
Et si, plutôt que de la critiquer ou de vouloir la réformer en permanence, on commençait par la re-questionner profondément ?
À quoi devrait-elle réellement servir ?
À quel monde faut-il préparer les enfants ? Et surtout, si on continue de les éduquer sans rien changer, à quoi ressembleront nos enfants une fois adultes ?
C’est pourquoi, quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : “Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?” il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : “À quels enfants allons-nous laisser le monde ?
Jaime Semprun, L'abîme se repeuple (1997)
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À très vite 👋,
Romain